Plages du saugrenu : débarquées du « progrès »

Dix années d’érosions du sens, de ravines du cordon dunaire politique par des mystiques de progrès qui riment avec toujours moins. La RGPP, la MAP, et bientôt Action Publique 2022 ou Nouvelle Gouvernance du Sport ne sont pas des aléas « naturels ». Ce sont des encoches idéologiques délibérées, formatées dans le moule à gaufres de l’ENA, dans l’application littérale des ordonnances européennes prônant “le marché”, privatisations et désengagement de l’État… Les peintres du Pouvoir élaborent pour le commun des peuples des « marines » de pastels de pensées/directives devenues l’alpha et oméga des politiques publiques, instaurant la financiarisation de l’économie comme norme, la fonction publique comme charge et “le poids de la dette” comme mantra.

Dans les administrations, chez les usagers (« nos clients », disent-ils) il y a bien un sentiment de perte, de disparition du trait de côte public. Ce jusant sans fin, cette marée continuellement descendante, ce n’est pas seulement la perte de sens des métiers et du sens du travail lui-même, pas seulement la mise à distance, sectorisation ou ghettoïsation des publics mais la disparition organisée du principe même de solidarité. Que l’autre se débrouille : qu’il mérite le costard au lieu de son polo.

Des plages de débarqués… Et des premiers de cordées

Cela ne va pas sans casse, bien sûr, sans une violence assumée. L’historien François Cusset en donne maints exemples dans son récent livre “Le déchaînement du monde” (1), la violence est devenue “une condition explicite, légale, managériale, prévue et théorisée du fonctionnement d’ensemble du système. Là où la violence psychique relevait de l’exception, elle est aujourd’hui l’ordinaire.  […] Elle est le rouage clé d’un système fondé sur l’accélération, la pression, la performance, la permanence de la précarité” (2).

Que faire contre cette violence et dans cette vase, face aux remugles de Bercy, aux borborygmes de la novlangue du haut encadrement qui livre son prêt-à-penser comme autant de bulles d’une pensée pédante : “disruption” c’est à dire mépris du dialogue social et déni des corps intérmédiaires, “acculturation” ou comment pour le public s’inspirer du privé et en faire son modèle, “prévention des RPS” ou comment faire porter à l’individu le poids des défaillances du système, etc, etc. Que faire dans cette boue ?

D’aucuns diront que renouer avec l’art et la tradition populaire du glanage, de la pêche à pied et du buttage de patates serait salutaire. Mais jardiniers et pauvres pêcheurs ont souvent des pratiques solitaires.

Face aux pratiques de béton armé, aux coups de butoirs des Jupiter de l’instant, le repli sur soi revient à capituler. Seul on peut réussir sa trajectoire, ensemble on va toujours plus loin et on fait histoire par le collectif. Opposer au jusant le flot d’une pensée collective, d’une parole et d’une action collective. Refuser l’individuation, dire non ensemble, expérimenter ensemble. Reprendre la plage, la faire autre, ailleurs, plus large peu importe, mais la faire nôtre par notre biodiversité. Cet été, ne bronzons pas idiots.

Jean-Claude SCHLIWINSKI et Didier HUDE

  1. “Le déchaînement du monde”, éditions La Découverte, 2018.
  2. Entretien à Libération, 21 Avril 2018.