Education populaire : De quoi parle t-on ? Pour ouvrir le débat…

Festival des pratiques d’éducation populaire
15 octobre 2011 Saint Marcel – Marseille

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L’éducation populaire a une histoire riche, son ancrage dans le mouvement social lui a conféré un sens. Mais nous allons essayer de nous épargner de longues évocations de l’histoire. Nous proposons de nous tourner résolument vers les pratiques actuelles qui participent à l’invention d’un avenir pour tous, sans oublier le contexte de marchandisation généralisée, où l’instrumentalisation des associations, voire leur asphyxie, la précarité des animateurs et le démantèlement des services publics ne sont pas les moindres problèmes.

Les thèmes des espaces que nous avons proposés aujourd’hui sont assez signifiants de ce que l’on peut considérer comme le champ pratique de l’éducation populaire: en réunissant ici à Emmaüs, des militants, des travailleurs en lutte, des associatifs, des animateurs, des enseignants, des artistes, des acteurs de la critique des médias, des citoyennes et citoyens venus d’horizons divers, nous avons essayé d’éviter le piège d’une kermesse des activités socioculturelles qui survaloriserait les techniques au détriment du sens.
Pour organiser cette journée, nous nous sommes appuyés sur un collectif de porteurs de pratiques plutôt que sur des institutions, ce n’est pas un acte de défiance par rapport aux grandes fédérations qui ont su, contre vents et marées, porter le message jusqu’à ce jour. Mais nous avons fait le choix de prendre du recul par rapport aux logiques institutionnelles. Pour penser le sens de l’éducation populaire, nous avons souhaité nous affranchir des diverses contraintes qui obligent à assurer avant tout la survie des structures. Ce n’est ni aux pouvoirs publics, ni aux marchands, ni aux banquiers de dicter le sens de l’éducation populaire, c’est à tous les porteurs de pratiques, à tous les citoyennes et citoyens en mouvement.

Je remercie toutes celles et tous ceux qui ont répondu à notre appel, associatifs et syndicalistes, militants et artistes, journaleux et radioteurs, animatrices et animateurs, venus des centres sociaux, des MJC, d’universités populaires, de Fralib en lutte, des AMAP, de l’APEAS, du Portail des savoirs, de la Zone textile autonome, de Mille Babords, des Femmes en noir, de l’UJFP, du Fourmidiable, des Tréteaux du Charrel, de RESF, de la chorale « La Lutte Enchantée », de la librairie Transit, des réseaux d’échanges réciproques de savoirs, de l’ARDL, des Têtes de l’Art, du Blues Anarseillais, de Grive et Ours, de Djamtam, du Forum Alternatif Mondial de l’Eau, du Portail des luttes, du journal « le Ravi », de la revue « Emancipation », de l’Atelier Jasmin, de Sucré/Salé, de l’association Pol’Art… sans oublier Michaël et Maxime de MSE sud, Anne et les compagnons d’Emmaüs, sans qui cette manifestation n’aurait pas eu lieu. Et comme j’en suis aux remerciements, je me dois d’évoquer le travail de celles et ceux qui ont participé à cette renaissance de l’éducation populaire en semant les petites graines qui finiront bien un jour par donner des fruits. Je pense à Christian Maurel, à Luc Carton, à Franck Lepage, Alexia Morvan et toute l’équipe du Pavé, au réseau Arc en Ciel, à ceux qui ont fait resurgir les universités populaires, aux défricheurs de l’économie solidaire, à toutes celles et ceux qui ont maintenu la flamme dans leurs centres sociaux et autres MJC, et à tous ces héros du quotidien parmi lesquels nous n’oublions pas les militants de RESF ou les travailleurs de Net Cacao et de Fralib.

Mais en fait de quoi parle-t-on ? Quel est l’objet réel de cette initiative ?

On pourrait s’entendre sur la proposition de Christian Maurel qui définit l’éducation populaire comme étant « l’ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui œuvrent à la transformation sociale et politique, travaillent à l’émancipation des individus et du peuple, et augmentent leur puissance démocratique d’agir », ou, comme l’avait résumé Luc Carton : l’éducation populaire, c’est le travail de la culture dans la transformation sociale, économique et politique…
Mais au lieu de partir d’une définition en la détricotant pour en capter toute la portée, je vous propose un exercice qui permet de faire reposer les fondations du débat sur quelques matériaux simples à partir desquels chacun pourra apporter sa pierre à l’édification d’une éducation populaire du XXIème siècle.
Tous capables, tous différents :Cette affirmation maintes fois entendue mérite d’abord un petit détour sur l’approche que nous faisons de l’être humain. A une époque où certains patrons de chaînes de télévision s’évertuent à vouloir le décerveler, nous allons nous interroger sur ce qui caractérise sa singularité.Le premier facteur, c’est le facteur biologique, jusqu’à preuve du contraire, nous sommes des êtres vivants issus des gamètes de nos parents. Mais ce facteur à lui seul n’explique pas ce qui fait la singularité de chaque individu. On évoque alors l’environnement, l’éducation reçue dans le cadre familial et dans les institutions, les modes d’accès à la mémoire collective de l’humanité…
Mais il y a un facteur aux frontières imprécises qui permet de comprendre ce qui fait de chaque individu un être singulier « capable et différent ». Certains appellent ce facteur « l’auto organisation », chacun de nous a la faculté de faire des choix, de prendre ses responsabilités, de commettre des erreurs et de tirer des leçons de ses erreurs. J’ai un souvenir approximatif d’une citation de Sartre qui disait « je suis ce que j’ai fait de ce qu’on a fait de moi ».

En raccourci, ce facteur permet de nous construire en tant qu’individu dans notre rapport aux autres.Dans son roman «  Les Animaux dénaturés  », Vercors raconte une belle histoire : Une inondation ravage une vallée où vivent une tribu primitive et une colonie de castors. Les castors, mus par leur instinct héréditaire, construisent un barrage et mettent ainsi leurs huttes à l’abri. Les hommes, menés par leur grand sorcier, montent sur la colline sacrée pour invoquer leurs dieux et en implorer la protection. Évidemment, leur village est ravagé… Vercors conclut : bien sûr, ils semblent avoir eu un comportement absurde. Mais en réalité il y a chez eux quelque chose qui va beaucoup plus loin et qui porte en germe toute la civilisation à venir : ils ont cherché à comprendre, cherché les causes de leur malheur et en fait, implicitement les lois du monde. Là, ils se sont trompés et ont trouvé une explication religieuse fantastique qui a conduit au désastre mais, malgré les apparences, leur démarche va beaucoup plus loin que celle des castors. Un jour ils réussiront et feront de grandes choses…

Effectivement, ils se sont trompés, mais ils seront en mesure de comprendre et rectifier cette erreur. Chacun a pu user de sa capacité à percevoir son environnement, de sa capacité à rêver des solutions en dehors de son cadre de référence, de sa capacité à penser… et à fusionner le produit de ces capacités dans une action collective. Cette histoire illustre assez bien les éléments constitutifs de notre aptitude à l’auto organisation. L’absence de ces éléments ferait de nous des êtres formatés un peu comme les castors de Vercors ou comme des insectes sociaux. Imaginons un instant si dans un système donné, on réduisait l’une ou l’autre, voire toutes ces capacités, que resterait-il de ce facteur d’auto organisation ? Que resterait-il de notre liberté d’agir ? Nous assisterions à une entreprise colossale de formatage de masse. (A ce stade de la démonstration, je propose souvent un petit jeu, où d’une part, on liste tout ce qui contribue à limiter chacune de ces capacités, puis on y oppose tout ce qui permet leur développement.)
Capacité à rêver : C’est le rêve qui permet d’imaginer des mondes, des solutions en dehors de notre cadre de référence et c’est d’ailleurs une des fonctions de l’art de participer à la socialisation du rêve.

Marcuse nous mettait en garde, si nous laissons faire, combien de générations faudra-t-il pour ne plus trouver un seul enfant sur cette terre capable de rêver en dehors des standards de la Walt Disney Company ? Un autre exemple encore plus palpable : dans quinze jours, la grande masse des consommateurs, en franchissant les portes des temples de la consommation, se trouveront face à deux rayons, un, couleur rose bonbon, et l’autre vert kaki : l’univers onirique des enfants subit un formatage sexué dès le premier âge.
Capacité à percevoir le monde : C’est l’effet « magique » des médias de brouiller notre rapport aux réalités, en rendant invisible ce que les classes dirigeantes veulent nous cacher et en rendant visible ce qu’elles veulent nous montrer.
Le mur de Berlin, visible : selon le groupe de recherche central de la réunification, un organisme officiel chargé d’établir la liste des crimes de la RDA, le mur de Berlin a causé la mort de 125 personnes, en 30 ans, 125 morts de trop. Mais combien savent qu’en 10 ans, de 98 à 2008 14000 personnes sont venues mourir sur le mur de Schengen symbole invisible du monde libre ? Idem entre les USA et Le Mexique, idem au cœur même de la Palestine.
Quand 3000 américains meurent un jour, qui peut échapper à cette réalité. Par contre, combien parmi nous savent que 35000 personnes meurent chaque jour, dont une majorité de femmes et d’enfants, parce qu’ils n’ont pas accès à l’eau et à la nourriture, et nos gouvernements ne peuvent pas nous faire croire qu’il s’agit d’une fatalité quand nous savons que nous avons la possibilité de produire assez pour nourrir la planète entière.
Capacité à penser :Pouvons nous échapper à la manipulation de nos esprits quand notre perception des faits est ainsi réduite. Les travaux réalisés par des linguistes et des sociologues que Franck Lepage décrit avec talent dans Incultures I montrent qu’en remplaçant des mots par d’autres on modifie notre aptitude à penser le monde et les rapports de domination.
Ce thème mériterait un atelier à lui seul pour décrypter toutes les entreprises d’infantilisation, d’apologie de la médiocrité, de culpabilisation des publics. Je vous invite à consulter la désintoxication de la langue de bois sur le site de la SCOP Le Pavé, le petit lexique de la langue automatique du journalisme officiel qui a été publié par ACRIMED, les « 10 stratégies de manipulation » décrites par Noam Chomsky ou le « manuel anti-manipulation » de Michel Collon.
Quant à notre capacité d’engagement dans des actions collectives pour transformer les choses. Elle dépend à la fois des trois facteurs précédents et elle en est l’aboutissement. Dans le cas où les ingrédients idéologiques ne suffiraient pas à la limiter, on peut y ajouter un peu d’étranglement, par le crédit par exemple. Mais surtout, la liberté d’agir collectivement est directement menacée : dois-je faire la liste des atteintes au droit de grève ? à l’enrôlement des associations au service de la puissance publique ? à leur mise en concurrence, ou à leur étranglement financier ? à l’arsenal répressif toujours prêt à être utilisé dès qu’il s’agit de contester les règles du jeu ? Et la liste est loin d’être exhaustive.

Pour conclure: Nous avons pu évoquer les facteurs inhérents à la liberté des individus et à leur capacité d’agir consciemment et collectivement. Cette liberté et cette capacité d’agir se cultivent, et c’est la mission essentielle de l’éducation populaire. C’est l’école permanente de l’anti-formatage. C’est le champ d’action dans lequel nous devons faire en sorte que chacun puisse développer ses capacités d’auto organisation, c’est-à-dire ses capacité à percevoir le monde, donc à décoder l’information, ses capacités à rêver, à imaginer la Cité idéale, le petit point sur l’horizon qui nous permettra de nous mettre en mouvement parce qu’il n’y a pas de fatalité à subir l’injustice et à tolérer la misère. Chacun doit pouvoir développer ses capacités à exercer une pensée critique et à s’organiser collectivement. Rien n’est acquis, nous devons continuer à expérimenter les outils et méthodes actives qui nous préservent de la manipulation.
Il n’y a pas de pause possible dans le combat que nous menons pour défendre le bien commun et l’espace public. L’éducation populaire, c’est toujours plus de liberté, plus d’égalité et plus de fraternité. Nous parlons ici de valeurs, ces mots doivent conserver tout leur sens car il ne s’agit pas de se gausser d’une devise évidée au nom de laquelle on a pu par exemple assujettir les peuples colonisés.
L’éducation populaire aujourd’hui est un antidote à la montée de l’insignifiance, au décervelage médiatique, aux rapports de domination. Partout elle respire entre pertinence et impertinence, entre indignation et résistance.
Voila… Le débat est ouvert, de quoi parle-t-on ? Parlons nous de la même chose ?A vous de compléter le tableau, d’apporter la contradiction, de faire part de vos expériences.

Jean-Paul Mignon